Nous interrogeons l’omniprésence des outils managériaux dans nos vies quotidiennes et leur pouvoir de fragmentation : par leur vocabulaire codifié, leurs formats, leurs grilles d’analyse, ils tendent à neutraliser la pensée au lieu de la faire émerger. À partir d’un regard critique inspiré par Guy Debord et la société du spectacle, ce texte explore comment le langage managérial, même lorsqu’il prétend favoriser la pleine conscience ou l’écoute, peut se vider de son pouvoir transformatif lorsqu’il est mis au service d’un marché. De l’entreprise aux loisirs, des politiques publiques à nos rythmes de sommeil, le management modèle l’agir comme le penser. Dans cette normalisation sourde, peut-on encore créer des situations qui échappent à la spectacularisation ? Est-il possible de pratiquer une vie qui ne soit pas formatée par les logiques du rendement, de la mesure, et de l’optimisation ?
Agile, aligné, aliéné : la performance du vide
Lorsque Debord décide de rompre avec l’internationale situationniste en 1972 pour éviter toute institutionnalisation du mouvement ou des idées, il fait de l’institutionnalisation le pas vers le fétichisme de la marchandise, transformant l’idée en produit qui en perd son pouvoir de transformation sociale et solidifiant les structures de pouvoir. Aujourd’hui, nous pourrions considérer que le management, en tant que discipline et pratique omniprésente, façonne de manière significative les relations de pouvoir, la production de connaissances et les pratiques sociales. Différents aspects appartenant à cette discipline deviennent systèmes de pensée dominants dans nos vies.
Le management moderne met en effet l’accent sur la rationalisation des processus et l’efficacité, influençant non seulement les entreprises, mais aussi les institutions publiques, les organisations à but non lucratif, et même la vie personnelle. Dans nos vies intimes, se construisent des emplois du temps, une gestion des vacances, des projets d’enfants. À cette rationalisation, s’ajoute la focalisation sur les indicateurs de performance, les objectifs mesurables et les résultats quantifiables, devenue une norme dans de nombreux secteurs. Là encore, la vie personnelle dans ses « loisirs » n’échappe pas aux applications de décompte de pas faits dans la journée ou de la performance de son sommeil. Le recours aux techniques de l’information puis aux technologies pour gérer et surveiller les performances et les comportements est un trait marquant de la société contemporaine, illustrant comment les techniques de management pénètrent divers aspects de la vie quotidienne. Enfin, les pratiques de management transcendent les frontières culturelles et géographiques, diffusant des normes et des méthodes à une échelle mondiale, ce qui pourrait suggérer une épistémè partagée à travers différentes cultures et contextes. En somme, le management, dans ses différentes formes, constitue un cadre dominant de notre époque, influençant profondément les pratiques et les discours, à l’image de son vocabulaire spécifique qui s’étale. Alors que Debord voyait dans la notion de jeu une possibilité d’échapper à la société du spectacle, celui-ci s’est transformé dans la « ludosociété » en une pratique de management conditionnée dans la spectacularisation dont le vide de sens est le propre, l’unité faisant défaut. Si le décalage entre les mots et les choses rejoint la projection de nos vies dans des images, pouvons-nous penser une immédiateté qui échappe au spectacle ? Debord en faisait l’hypothèse en privilégiant des expériences directes, une véritable présence et une participation active à la vie sociale en construisant des situations.
Le spectacle engendre l’aliénation en éloignant les individus de leurs expériences directes et en transformant les relations sociales en représentations marchandes. Ainsi, les représentations spectaculaires remplacent les expériences directes, créant une distance entre les individus et leur réalité. Dans l’ère soumise à l’épistémè du management, les mouvements qui revendiquent aujourd’hui la « pleine conscience » ou des « techniques de bien-être » tentent de revenir à une expérience directe vécue plutôt que médiatisée et donc spectacularisée, mais ils le font à travers une sorte de marketing : écoute active, prendre soin, pleine conscience et ouverture en sont des termes privilégiés, édulcorés et formatés pour le marché qui par avance décrédibilisent la visée, privée de sa puissance transformatrice. Une courte liste des termes du management ayant glissé dans le langage courant des différents domaines de nos vies nous fera sourire amèrement :
- Impacter : Utilisé à tout va pour dire « avoir un effet sur ».
- Efficace : Pour tout ce qui fonctionne bien ou produit des résultats.
- Process : À la place de « procédure » ou « processus ».
- Optimiser : Rendre quelque chose meilleur ou plus efficace.
- Résilience : Capacité à se remettre rapidement des difficultés.
- Disruptif : Pour qualifier quelque chose qui change radicalement la norme.
- Synergie : Collaboration bénéfique entre plusieurs parties.
- Engagement : Souvent utilisé pour décrire l’interaction ou la participation.
- Ciblage : Terme emprunté à la publicité pour identifier un public précis.
- Agile : Très utilisé dans le contexte des méthodes de travail ou de gestion de projets.
- Alignement : Assurance que tout le monde est sur la même longueur d’onde.
- Îlot : Configuration d’une réunion de travail autour d’une table centrale.
- Retour sur investissement : Mesure de la rentabilité d’une action ou d’un investissement
Le langage s’endort dans les formules et outils du marketing qui ne disent rien, vidant leur potentiel radical et transformant leurs pratiques en produits de consommation dépolitisés. Il semble que lorsqu’on veut défendre un coup de griffe qui pourrait porter atteinte au spectacle, on le fait malgré nous, la plupart du temps sur ce fond et avec ce vocabulaire que le marketing a façonné pour le vide. Comme on peut poser des questions qui n’en sont pas, recouvrant ainsi le véritable sens de la question qui pouvait provoquer une brèche dans le spectacle car la question nous oblige à suspendre le temps pour réfléchir et donc elle fait rupture. Ainsi, ce qui transforme une idée en produit n’est pas tant son institutionnalisation que sa récupération par un certain formalisme, c’est-à-dire son inscription dans une forme devenue prédominante et favorisant le formatage du vide.
Glossaire
- Institutionnalisation : Stabilisation sociale ou normative d’un comportement ou d’une idée, au point qu’elle devient un cadre officiel ou répété.
- Fétichisme de la marchandise : Concept selon lequel une idée ou un objet est réduit à sa valeur marchande, perdant sa puissance symbolique ou politique.
- Société du spectacle (Debord) : Société où les relations humaines et les idées sont remplacées par leur image, leur représentation, leur mise en scène.
- Épistémè du management : Ensemble de croyances et de pratiques dominantes fondées sur l’organisation, la mesure, la performance et la rationalisation.
- Langage managérial : Usage de mots issus du monde de l’entreprise et du marketing dans des domaines variés (santé, éducation, vie intime), qui tend à formater les représentations et les comportements.
- Formatage du vide : Expression critique décrivant l’usage d’outils ou de méthodes qui imposent une structure là où le sens pourrait émerger librement.
Le conseil d’administration et la page blanche

Une scène vécue lors d’un conseil d’administration de La Fédé illustre la manière dont le refus d’un cadre figé, incarné ici par le rejet des outils de diagnostic préformatés, peut créer une ouverture, permettre un déplacement relationnel et redonner souffle à la pensée collective.
Tandis qu’une personne chargée d’un diagnostic local d’accompagnement arrive munie d’outils classiques de gestion (SWOT, matrices, post-its, etc.), très vite, le groupe exprime une résistance forte. Les questions proposées ne semblent pas faire sens, les outils fragmentent plutôt qu’ils n’éclairent. Le refus est unanime, non violent mais persistant. L’intervenante, déstabilisée, éprouve une tension vive et termine la session en retrait, désemparée.
Lors de la réunion suivante, elle revient avec une autre posture, elle dit honnêtement son désarroi, sa difficulté à ajuster sa démarche au groupe, et propose un cadre vide : une page blanche collective. Cette absence de formalisme devient alors un espace vivant, un lieu de parole et de pensée où chacun peut contribuer autrement. Une forme d’accompagnement est finalement pensée in situ, avec certes des classifications et désignations mais qui naissent du propos en jeu, non d’un cadre uniforme préétabli en amont. Ce geste, loin de l’outil, permet un acte de débordement poïétique : il transforme la réunion en situation, il rétablit la possibilité d’un sens partagé. La parole ne s’inscrit plus dans une grille, mais dans une écoute. Et ce qui aurait pu être perçu comme une mise à mal devient une chance : pour elle, un déplacement fécond de posture ; pour les autres, une pensée désenclavée.

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