Réflexions des adhérent·es, des bénévoles et des salarié·es de la Fédé.

Un geste en zone grise

Ce texte s’intéresse à un phénomène que l’on vit tous, souvent sans le remarquer : quand on parle, tout n’est pas entendu. Ce que l’on dit n’a pas seulement besoin d’être juste, il faut aussi que ce soit reconnu comme juste par le cadre dans lequel on le dit. Michel Foucault montre que pour qu’une parole puisse être reçue, elle doit entrer dans un environnement qui l’autorise : les règles, le ton, les mots choisis… tout compte. Le texte explore aussi comment certaines idées nouvelles, comme les découvertes scientifiques, ne peuvent pas être acceptées tout de suite. Elles semblent d’abord impossibles, parce que le contexte n’est pas prêt. Pourtant, les penseurs ou les inventeurs qui proposent ces idées savent à qui ils s’adressent, et savent parfois arracher l’objet de leur réflexion au cadre trop rigide qui l’entoure. Cette réflexion invite à penser le lien entre langage et espace : comment les mots, les idées, les corps habitent des lieux, et peuvent parfois s’en extraire pour créer quelque chose de nouveau ?

Dire, c’est déjà trop

Dans L’ordre du discours, Foucault aborde la question du langage dans son alliance avec la normalisation. Il distingue ainsi entre « dire le vrai » et « être dans le vrai ». La seconde formule délimite la possibilité d’énoncer quelque chose en vertu d’un environnement normé. Les codes, le vocabulaire, les implicites, tout est structuré de manière à pouvoir accueillir la phrase qui va être formulée dans ce cadre. Si cette dernière se situe en dehors, elle ne peut être entendue, elle devient lettre morte. La validité du propos n’est pas accordée de façon intrinsèque au dit. Cette contextualisation nécessaire à la com-préhension, au fait que la phrase prononcée se trouve à l’intérieur du périmètre défini par la norme, rejoint la notion de pré-compréhension telle que Heidegger la définit dans Être et Temps : « nous nous mouvons toujours déjà dans une compréhension de l’être ». Être-jeté au monde, le Dasein se situe dans une pré-compéhension des autres et de lui-même. « Dire le vrai », sans être entendu, n’en reste pas moins un acte de sens, qu’il pourra endosser lorsque le contexte sera en mesure de l’assimiler.

Cette tension temporelle est exprimée par Kuhn : un paradigme est renversé par une proposition qui ne peut, au début, être considérée. Pourtant, celui qui la prononce sait à qui il s’adresse. Pour ce faire, il parvient à s’arracher de la normalisation qui le détermine à être dans le vrai et à arracher l’objet qu’il propose du sol sur lequel il opère. À cet instant, soit il entend de la norme son silence, soit il passe sous silence ce que la norme met en exergue. L’exemple choisi par Foucault est celui de Mendel qui construit les lois de l’hérédité et dont l’objet est le trait héréditaire qu’il aborde ainsi : « il le détache de l’espèce, il le détache du sexe qui le transmet ; et le domaine où il l’observe est la série indéfiniment ouverte des générations où il apparaît et disparaît selon des régularités statistiques ». Il aura fallu remodeler le sol de la biologie pour que cet arrière-plan soit en mesure d’accueillir les lois de Mendel qui passe alors de celui qui dit vrai à celui qui est dans le vrai. Cet arrachement au sol nous semble à la fois une posture d’affranchissement de la part du découvreur et une possibilité de séparer l’objet lui-même du contexte dans lequel il évolue ordinairement. Ce geste suppose qu’il soit possible de s’arracher d’un sol. Comment et par quel geste cet arrachement peut-il s’opposer au spectacle qui fixe les mots et les images dans un simulacre ?

Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la mise en jeu de la notion d’espace dans cette économie herméneutique du sol de compréhension duquel l’objet du discours ou le sujet prononçant lui-même, pourraient s’affranchir. Alors que les révolutions scientifiques dont nous parle Kuhn dans la construction de nouveaux paradigmes sont davantage reliées à une notion de temporalité, nous portons l’hypothèse suivant laquelle la possibilité du geste créatif dans nos existences ou dans des structures sociales est davantage reliée à une question du corps qui habite des espaces et peut parfois s’en arracher suivant ce qu’il vit et expérimente des ambiances. La construction de situations prônée par Debord tient à faire valoir l’articulation au lieu dans la possibilité de conscience d’un passage. En structurant les conjonctures par la conceptualisation de la notion de situation, on voit poindre l’idée d’institutionnalisation qui se réfère au processus par lequel des pratiques, des normes, des comportements ou des structures sont établis, acceptés et intégrés au sein d’une organisation, d’une communauté ou d’une société. Ce processus confère une légitimité et une stabilité à ces éléments en les ancrant dans des cadres formels et reconnus.

Glossaire

  • Dire le vrai / être dans le vrai (Foucault) : Dire une vérité n’est pas suffisant, il faut que le contexte normatif accepte cette vérité pour qu’elle soit entendue.
  • Pré-compréhension (Heidegger) : Tout être humain interprète le monde à partir d’une compréhension préalable et implicite de ce que signifie « être ».
  • Paradigme (Kuhn) : Ensemble de règles, concepts et pratiques qui définissent une vision dominante dans un champ scientifique, jusqu’à ce qu’elle soit remplacée.
  • Sol de compréhension : Cadre implicite qui permet de rendre compréhensible un propos, une idée ou un geste.
  • Zone grise : Espace incertain, intermédiaire entre les normes instituées, où le sens peut se reconfigurer hors des catégories fixes.
  • Situation construite (Debord) : Expérience volontairement créée dans un lieu donné pour faire surgir un nouveau rapport au monde, au-delà des routines sociales.

Agathe, une écologie de la parole

Agathe, Conseillère en Insertion Professionnelle du chantier d’insertion « Lever le rideau » de La Fédé, innove dans sa posture d’accompagnement quand elle se retrouve dans l’inconfort. Car elle a exploré ce que les cadres réglementaires mettaient à sa disposition et que rien ne lui permettait d’être en réussite dans ces perspectives. Sa question était la suivante : « Suis-je encore dans mon rôle de CIP lorsque je discute plus personnellement, comme une amie le ferait, avec les personnes que je reçois, pouvant dévier au cours de la conversation plus loin que la limite du domaine professionnel ? » Une approche classique l’aurait conduite à se cantonner à remplir des cases, à codifier son intervention auprès des personnes accompagnées. On se retrouve vite face à un discours d’échec : rien ne correspond. En particulier parce que le sens même que l’on donne à un emploi n’est pas toujours inscrit dans le seul champ professionnel de nos vies.

En effet, un fonctionnement cloisonné, qui a besoin de séparer les différents aspects de sa vie et qui trouverait incongru par exemple de lier amitié avec des collègues, se trouverait très mal à l’aise face à un CIP qui lui poserait des questions débordant le cadre professionnel. En revanche, un fonctionnement non cloisonné, qui ne perçoit pas les limites entres les domaines ou tout au moins qui ne les vit pas ainsi, ne parvient pas à intégrer les cloisons qui se dressent face à lui. Pour trouver sa voie professionnelle, il a besoin de comprendre ce qui le passionne dans la vie, là où il en est dans son existence. C’est tout son être qui est en question. C’est donc en franchissant les barrières, en ouvrant des questions plus personnelles, que le CIP va tenir un rôle d’éclaireur des nœuds à l’œuvre dans la difficulté de construire le projet professionnel. Alors même que la démarche ici n’est pas institutionnellement guidée, elle apparaît performante pour un esprit systémique, qui pense à partir du tout et non des parties délimitées. Le conseil est ajusté. Dans l’expérience partagée d’Agathe, l’écologie de la parole se manifeste dans sa capacité à ajuster le langage à la totalité du sujet : elle ne parle pas à un bénéficiaire, elle parle avec un être en devenir, dans une ambiance qui déborde les protocoles.

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